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1957
Marcel Duchamp;
Le processus créatif, ed. L'Échoppe, envois, Paris 1987
[© ADAGP et L'Échoppe
1987
L’ÉCHOPPE 30 rue Léopold-Bellan 75002
Paris]
Ce texte est celui
d'un exposé fait à Houston (Texas) en 1957
par Marcel Duchamp devant la Conférence de la Fédération
Américaine des Arts. Il fut publié dans Art News, vol. 56 nº 4,
été 1957. La traduction française est de l'auteur.
Considérons
d’abord deux facteurs importants,
les deux
pôles de toute création d’ordre artistique:
d’un
côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui,
avec le
temps, devient la postérité.
Selon
toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un
être
médiumnique
qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace,
cherche
son chemin vers une clairière.
Si donc
nous accordons les attributs d’un médium à l’artiste,
nous
devons alors lui refuser la faculté d’être
pleinement
conscient, sur le plan esthétique,
de ce
qu’il fait ou pourquoi il le fait
- toutes
ses décisions dans l’exécution artistique de l’oeuvre
restent
dans le domaine de l’intuition et ne peuvent être traduites
en une
self-analyse, parlée ou écrite ou même pensée.
T.S.
Eliot, dans son essai Tradition and individual talent, écrit:
« L’artiste
sera d’autant plus parfait que seront plus
complètement
séparés en lui l’homme qui souffre et
l’esprit
qui crée; et d’autant plus
parfaitement l’esprit
digérera
et transmuera les passions qui sont son élément ».
Des millions
d’artistes créent, quelques milliers seulement
sont
discutés ou acceptés par le spectateur et moins encore
son
consacrés par la postérité.
En
dernière analyse, l’artiste peut crier sur tous les toits
qu’il a
du
génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses
déclarations
prennent une valeur sociale et que finalement la
postérité
le cite dans les manuels d’histoire de l’art.
Je sais
que cette vue n’aura pas l’approbation de nombreux
artistes
qui refusent ce rôle mediumnique et insistent sur la
validité
de leur pleine conscience pendant l’acte de création
–
et cependant l’histoire de l’art, à maintes reprises, a
basé
les
vertus d’une oeuvre sur des considérations complètement
indépendantes
des explications rationnelles de l’artiste.
Si
l’artiste, en tant qu’être humain plein des meilleurs
intentions
envers
lui-même et le monde entier, ne joue aucun rôle dans le
jugement
de son oeuvre, comment peut-on décrire le phénomène
qui
amène le spectateur à réagir devant l’oeuvre
d’art?
En
d’autres termes, comment cette réaction se produit-elle?
Ce
phénomène peut être comparé à un <<
transfert >>
de
l’artiste au spectateur sous la forme d’une osmose
esthétique
qui a
lieu à travers la matière inerte: couleur, piano, marbre, etc.
Mais
avant d’aller plus loin, je voudrais mettre au clair notre
interprétation
du mot << Art >> sans, bien entendu, chercher
à
le définir.
Je veux
dire, tout simplement, que l’art peut être bon, mauvais
ou
indifférent mais que, quelle que soit l’épithète employée,
nous
devons l’apeller art : un mauvais art est quand même de
l’art,
comme une mauvaise émotion est encore une émotion.
Donc
quand plus loin je parle de << coeficient d’art >>,
il reste
bien entendu que non seulement j’emploie ce terme
en
relation avec le grand art, mais aussi que j’essaie de décrire
le
mécanisme subjectif qui produit une œuvre d’art à
l’état brut,
mauvaise,
bonne ou indifférente.
Pendant
l’acte de création, l’artiste va de l’intention
à la
réalisation
en passant par une chaîne de réaction totalement
subjectives.
La lutte vers la réalisation est une série d’efforts,
de
douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne
peuvent
ni ne doivent être pleinement conscients, du moins
sur le
plan esthétique.
Le
résultat de cette lutte est une différence entre
l’intention et
sa réalisation, différence dont l’artiste n’est nullement conscient.
En fait,
un chaînon manque à la chaîne des réactions qui
accompagnent
l’acte de création; cette coupure qui représente
l’impossibilité
pour l’artiste d’exprimer complètement son
intention,
cette différence entre ce qu’il avait projeté de
réaliser
et ce
qu’il a réalisé est le << coefficient d’art
> personnel
contenu
dans l’œuvre.
En autres
termes, le << coefficient d’art >> personnel
est comme
une relation arithmétique entre
<<
ce qui est inexprimé mais étais projeté >> et
<<ce
qui est exprimé inintentionnellement>>.
Pour
éviter tout malentendu, nous devons répéter que
ce
<< coefficient d’art >> est une expression personnelle
<<
d’art à l’état brut >> qui doit être
<< raffiné >> par le
spectateur,
tout comme la mélasse et le sucre pur. L’indice de
ce
coefficient n’a aucune influence sur le verdict du spectateur.
Le
processus créatif prend un tout autre aspect quand le
spectateur
se trouve en présence du phénomène de la
transmutation;
avec le changement de la matière inerte en
œuvre
d’art, une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle
important
du spectateur est de déterminer le poids de l’œuvre
sur la
bascule esthétique.
Somme
toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de
création
car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec
le monde
extérieur en déchiffrant et en interprétant ses
qualifications
profondes et par là ajoute sa propre contribution
au processus
créatif.
Cette
contribution est encore plus évidente lorsque
la
postérité prononce son verdict définitif et
réhabilite
des
artistes oubliés.
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1957
Marcel Duchamp;
Le processus créatif, ed. L'Échoppe, envois, Paris
1987.
(édition
bilingue français et anglais)
[© ADAGP et L'Échoppe
1987
L'ÉCHOPPE 30 rue Léopold-Bellan 75002 Paris]
Let us consider two important factors,
the two poles of the creation of art:
the artist on one hand, and on the other
the spectator who later becomes the posterity.
To all appearances, the artist acts like a mediumistic
being who, from the labyrinth beyond time and space,
seeks his way out to a clearing.
If we give the attributes of a medium to the artist,
we must then deny him the state of consciousness
on the esthetic plane about
what he is doing or why he is doing it.
All his decisions in the artistic execution of the work
rest with pure intuition and cannot be translated into
a self-analysis, spoken or written, or even thought out.
T.S. Eliot, in his essay on Tradition and individual talent,
writes: “The more perfect the artist, the more completely
separate in him will be the man who suffers and the mind
which creates; the more perfectly will the mind digest and
translate the passions which are its material“ .
Millions of artists create; only a few thousands are discussed
or accepted by the spectator and many less again are consecrated
by posterity.
In the last analysis, the artist may shout from all the rooftops
that he is a genius; he will have to wait for the verdict of the
spectator in order that his declarations take a social value and
that, finally, posterity includes him in the primers of Art History.
I know that his statement will
not meet with the approval
of many artists who refuse this mediumistic role and insist
on the validity of their awareness in the creative act
- yet art history has consistently decided upon the virtues
of a work of art through considerations completely divorced
from the rationalized explanations of the artist.
If the artist, as a human being, full of the best intentions
toward himself and the whole world,
plays no role at all in the judgment of his own work,
how can one describe the phenomenon which prompts
the spectator to react critically to the work of art?
In other words how does this reaction come about?
This fenomenon is comparable to a transference from the artist
to the spectator in the form of an esthetic osmosis taking place
through the inert matter, such as pigment, piano or marble.
What I have in mind is that art may be bad, good or indifferent,
but, whatever adjective is used, we must call it art,
and bad art is still art in the same way as
a bad emotion is still an emotion.
Therefore, when I refer to << art coefficient >>,
it will be understood that I refer not only to great art,
but I am tryint to describe the subjective mechanism
which produces art in a raw state
- à l’état brut -
bad, good or indifferent.
In the creative act, the artist goes from intention to realization
through a chain of totally subjective reactions. His struggle
toward the realization is a series of efforts, pains, satisfactions,
refusals, decisions, which also cannot and must not be fully
selfconscious, at least on the esthetic plane.
The result of this struggle is a difference
between the intention and its realization,
a difference which the artist is not aware of.
Consequently, in the chain of reactions accompanying the
creative act, a link is missing. This gap which represents
the inability of the artist to express fully his intention;
this difference between what he intended to realize and
did realize, is the personal << art coefficient >> contained
in the work.
In other words, the personal << art coefficient >>
is like an arithmetical relation between
the unexpressed but intended and the unintentionally expressed.
To avoid a misunderstanding, we must remember that this
<< art coefficient >> is a personal expression of art
<< à l’état
brut >>, that is still in a raw state, which must be <<
refined >>
as pure sugar from molasses, by the spectator; the digit of this
coefficient has no bearing whatsoever on this verdict.
The creative act takes another aspect when the
spectator
experiences the phenomenon of transmutation; through
the change from inert matter into a work of art, an
actual
transubstantiation has taken place, and the role of
the spectator
is to determine the weight of the work on the esthetic
scale.
All in all, the creative act is not performed by the artist alone;
the spectator brings the work in contact with the external world
by deciphering and interpreting its inner qualifications and thus
adds his contribution to the creative act. This becomes even
more obvious when posterity gives its final verdict and
sometimes rehabilitates forgotten artists.
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1957
Marcel Duchamp; Le
processus créatif, ed.
L’Échoppe, Paris 1987.
(édition
bilingue français et anglais)
[© ADAGP et
L’Échoppe 1987 /
L’ÉCHOPPE 30 rue Léopold-Bellan 75002
Paris]
(traducción al
español : nbf julio 2003)
nota editorial:
Este texto es el de una ponencia hecha en Houston (Texas)
en 1957 por Marcel Duchamp ante la Conferencia de la Federación
Americana de las Artes. Fue publicado en
Arts News, vol. 56 nº 4,
verano 1957. La traducción francesa es del autor.
Consideremos
primero dos factores importantes,
los dos
polos de toda creación de orden artística:
de un lado
el artista, del otro el espectador que,
con el tiempo, deviene la posteridad.
Según
todas las apariencias,
el artista
actúa como un ser mediumístico el cual,
del
laberinto más allá el tiempo y el espacio,
busca su
camino hacia un claro.
Si
concedemos pues al artista los atributos de un medium,
debemos
entonces negarle la facultad de ser plenamente
consciente,
sobre el plano estético,
de aquello
que hace o porque lo hace
- todas sus
decisiones en la ejecución artística de la obra
quedan en
el dominio de la intuición y no pueden ser traducidas
a un
auto-análisis, hablado o escrito o incluso pensado.
T.S. Eliot,
en su ensayo Tradición y talento individual, escribe:
“ El
artista será tanto más perfecto cuanto más completamente
separados
estén en él el hombre que sufre y el espíritu que crea;
y
más aún perfectamente cuando el espíritu digiera y transmute
las
pasiones que son sus elementos”.
Millones de
artistas crean, algunos miles solamente
son discutidos o aceptados por el espectador y
menos aún son consagrados por la posteridad.
Después
de todo, el artista puede pregonar a voz en grito
que tiene
genio, pero deberá esperar el veredicto del espectador
para que
sus declaraciones tomen un valor social y finalmente
la
posteridad lo cite en los manuales de historia del arte.
Sé
que esta visión no tendrá la aprobación de numerosos
artistas que rechazan este rol mediumístico e insisten sobre
la validez de su plena conciencia durante el acto de creación
– y sin embargo la historia del arte, en muchas ocasiones,
ha basado las virtudes de una obra sobre consideraciones
completamente independientes de las explicaciones racionales
del
artista.
Si el
artista, en tanto ser humano lleno de las mejores
intenciones
hacia sí mismo y el mundo entero,
no juega
ningún rol en el juicio de su obra,
¿cómo podemos describir el fenómeno que lleva
al espectador a reaccionar ante la obra de arte?
En otros términos, ¿cómo se produce esta reacción?
Este
fenómeno puede ser comparado con una
<< transferencia >>
del artista al espectador
bajo la
forma de una osmosis estética que tiene lugar
a través de la materia inerte: color, piano, mármol, etc.
Pero antes
de ir más lejos, quisiera poner en claro
nuestra interpretación de la palabra << Arte >>,
sin, por supuesto, procurar definirla.
Quiero
decir, simplemente, que el arte puede ser
bueno, malo
o indiferente pero que sea cual sea
el
epíteto empleado, debemos llamarlo arte:
un mal arte
es a pesar de todo arte de la misma manera
que una
mala emoción sigue siendo una emoción.
Así
pues, cuando más adelante hablo de
<<
coeficiente de arte >>, queda bien entendido que no sólo
empleo este
término en relación con el gran arte, sino también
que intento
describir el mecanismo subjetivo que produce una
obra de
arte en estado bruto, mala, buena o indiferente.
Durante el
acto de creación,
el artista va de la intención a la realización pasando
por una cadena de reacciones totalmente subjetivas.
La lucha
hacia la realización es una serie de esfuerzos,
dolores, satisfacciones, rechazos, decisiones que
no pueden
ni deben ser plenamente conscientes,
como mínimo sobre el plano estético.
El
resultado de esta lucha es una diferencia entre
la
intención y su realización, diferencia de la que
el artista
no es en modo alguno consciente.
De hecho,
falta un eslabón en la cadena de reacciones
que
acompañan el acto de creación; este corte que representa
la
imposibilidad para el artista de expresar completamente su
intención, esta diferencia entre lo que había proyectado
de
realizar y
lo que ha realizado es el << coeficiente de arte >>
personal contenido en la obra.
En otros
términos, el <<coeficiente de arte >> personal
es como una
relación aritmética entre
<< lo
inexpresado pero proyectado >>
y
<< lo
expresado inintencionadamente >>.
Para evitar
todo malentendido, debemos repetir que este
<< coeficiente de arte >> es una expresión personal <<
del
arte en
estado bruto >> que debe ser << refinado >> por el
espectador,
como la melaza y el azúcar puro. El indicio de
este
coeficiente no tiene ninguna influencia sobre el veredicto
del
espectador.
El proceso
creativo toma todo un otro aspecto cuando
el espectador se encuentra en presencia del fenómeno de
la transmutación; con el cambio de la materia inerte a obra
de arte, una verdadera transsubstanciación tiene lugar y
el rol importante del espectador es el de determinar el peso
de la obra
sobre la báscula estética.
En resumen,
el artista no está sólo para llevar a cabo el acto
de
creación ya que el
espectador establece el contacto de la obra
con el
mundo exterior descifrando e interpretando sus cualidades
profundas y
en ello añade su propia contribución en el proceso
creativo.
Esta contribución es aún más evidente cuando la
posteridad
pronuncia su veredicto definitivo y rehabilita
artistas
olvidados.
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